Au salon funéraire
Daniel Ducharme | Fiction | 2024-04-15
J'estime que la vieillesse, la vraie vieillesse, se déroule dans ce laps de temps compris entre 65 et 80 ans. Elle s'étend donc sur une période de quinze années. Avant, c'est à dire à partir de 55 ans, on s'y prépare. Après, on a atteint l'espérance de vie, donc le corps et l'esprit déclinent rapidement. Il s'agit d'une norme, pas d'un principe absolu. Mais cette norme est validée par le fait qu'au Canada, par exemple, la retraite fédérale est fixée à 65 ans. Cette vieillesse, bien entendu, peut s'arrêter à tout moment, car la grande faucheuse rôde autour de nous et peut sévir n'importe quand. Aussi, il serait plus sage de considérer la mort comme une éventualité, et non comme un phénomène exceptionnel. Regardez autour de vous : plein de gens meurent entre 65 et 80 ans.
D'ailleurs, des membres de la famille, des amis et des collègues commencent à tomber au champ d'honneur autour de moi. Il est rare, maintenant, que je traverse une saison sans un mort ou deux. Pour leur rendre hommage, mais surtout, en fait, pour me rassurer d'être encore en vie, sans trop savoir si je ne serais pas le prochain, j'ai pris l'habitude de fréquenter les salons funéraires, même si la tradition d'exposer les corps se perd, comme la plupart de nos traditions ancestrales. (Je reviendrai plus tard sur la perte des traditions comme un signe évident du déclin de notre civilisation, mais là, ce n'est pas le moment). Bref, je me rends parfois dans les salons funéraires pour honorer les morts et communiquer mes sympathies aux vivants, du moins ceux et celles qui se souviennent encore de moi. Chaque fois que je vais dans ce genre de lieux, je ne cesse de m'étonner du discours des gens, un discours convenu complètement vidé de sens malgré les mots prononcés par les personnes éplorées. Pourtant, la gravité même du phénomène du décès d'une personne devrait favoriser un discours plus réfléchi à ceux qui ont perdu un proche. Eh bien non, même devant l'inéluctabilité de la mort, on continue à faire semblant, comme si nous étions en plein conte de fées.
Voici quelques exemples des paroles que j'ai l'habitude d'entendre dans les salons funéraires, et je suis convaincu que vous n'aurez aucun mal à vous reconnaître :
— Il est heureux maintenant, là où il est.
— Tu sais, tu peux lui parler ; il nous entend, là.
— Comme il a souffert ces derniers temps. Il est soulagé, maintenant.
— Il est rendu au ciel, je le sais. De là, il observe.
Ces paroles, qui ne sont que quelques mots parmi des centaines d'autres, m'étonnent chaque fois que je les entends. Ces gens-là vivent dans un désert spirituel complet depuis de nombreuses années, convaincu que le bonheur réside dans l'accumulation de biens matériels, de sorte qu'ils ont renoncé à toute vie religieuse, abandonnant ainsi la religion de leurs pères au profit d'une instantanéité dont ils peinent à mesurer l'inanité. Plus de vie spirituelle, donc, à l'exception peut-être de quelques cours de développement personnel où ils ont appris à "respirer", à "sentir leur énergie" et autres sornettes sans aucun fondement métaphysique. Alors comment, un individu, qui a passé sa vie à dessiner des plans d'ingénierie ou à ériger des ponts peut-il sérieusement penser que la personne décédé nous entend, qu'il est heureux là où il est, qu'il nous observe, etc. Je l'ignore totalement. Et vous, vous le savez ? On ne cesse de décrier à gauche et à droite que nous ne croyons plus au Dieu des Évangiles, mais nous continuons à penser, du moins dans un salon funéraire, que la personne décédée nous entend, comme s'il y avait une vie après la mort...
La vérité est que, devant la mort qui, vraisemblablement demeure un mystère pour plusieurs d'entre nous, nous ne savons pas comment nous comporter, nous ne savons pas quoi dire. Comme l'écrit le philosophe français Vladimir Jankélévitch (La mort Flammarion, 1977), la mort ne se décrit pas, donc elle est indicible. Voilà pourquoi on ne dit que des niaiseries devant l'inéluctable.